Chapitre 15
Kaderin poussa un gémissement à la vue du toit de l’autoneige, creusé en V par le kobold, à présent inconscient, qui s’était écrasé dessus en tombant du sommet de la montagne.
Quant à Lucindeya… Lorsque Kaderin l’avait dépassée, vers les trois cents mètres, la sirène l’avait insultée dans des langues considérées comme mortes par l’humanité.
— Je ne pensais pas que tu t’y mettrais si vite, espèce de salope foudroyante ! Maintenant, OK, je sais que ça a commencé !
— Dis donc, qu’est-ce qu’on a reçu sur le toit ? s’enquit Regina. Je ne suis pas assurée tous risques pour cette caisse, ah ah ah.
Kaderin monta en voiture et claqua aussitôt la portière, sans perdre une seconde à reprendre haleine.
— Démarre !
Les mains posées sur la vitre rayée, elle se baissa, se tortilla, dans l’espoir de repérer Sébastian. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne la rattrape.
— Euh… on ne ferait pas mieux de commencer par retirer le machin, là ? Histoire que notre bolide retrouve son aérodynamisme d’antan, tu vois…
— Kobold, lâcha Kaderin avec indifférence, en cherchant à maîtriser ses halètements.
Du coup, Regina ouvrit sa portière puis se mit à promener la main sur le toit à tâtons. Quelques secondes plus tard, elle en délogeait d’une secousse la créature gémissante, qu’elle jeta au loin en la tenant par la cheville.
— Passe la première, bordel ! s’énerva Kaderin. Et prépare tes épées.
Les épées de la Radieuse évoquaient en fait des sabres d’abordage raffinés, dont elle portait les fourreaux jumeaux croisés dans le dos. Par bonheur, c’étaient des armes assez courtes pour être utilisées sans problème dans l’autoneige.
Regina les dégaina aussitôt en parcourant des yeux les alentours, à la recherche de l’ennemi.
— Hein, quoi ? Où est passé le Croquemitaine ?
— C’est un vampire ! riposta Kaderin. Et il est juste…
Elle sursauta en voyant Sébastian apparaître dehors, à quelques centimètres seulement du véhicule.
— … là !
Lorsqu’il glissa à l’intérieur de l’habitacle, prenant place sur la banquette arrière, Regina se retourna lentement, tous ses muscles contractés. N’importe quelle créature du Mythos témoin de ce curieux mouvement aurait compris que la Valkyrie se préparait à bondir et que sa propre vie allait s’achever.
Kaderin n’avait peut-être pas le droit de tuer Sébastian, mais Regina serait ravie de s’en charger.
La passagère se demanda soudain si elle avait vraiment envie de voir ça. Pourquoi la mort imminente de ce vampire la troublait-elle, alors qu’elle en avait abattu des milliers elle-même et contemplé leurs cadavres ?
— Tu m’as apporté une proie, grande sœur ? ronronna Regina, menaçante. Moi qui n’ai presque plus de crocs…
Ses épées bougèrent à une vitesse folle, s’immobilisant des deux côtés du cou de l’intrus comme des cisailles. Elle les referma brutalement…
Mais, à la toute dernière seconde, il glissa quelques dizaines de centimètres plus loin. Les sabres sifflèrent en l’air avant de se rejoindre avec un tintement métallique. Soit l’indésirable se téléportait plus vite qu’elles ne l’auraient cru possible, soit il ne s’était pas rendu réellement substantiel, pour commencer.
— Les concurrents n’ont pas le droit de s’entre-tuer, dit-il à Regina avec un calme exaspérant.
— Je ne suis pas encore une concurrente, sangsue. (Les épées fondirent de nouveau sur lui.) Juste le petit timonier…
Mais il avait tranquillement glissé de côté, une fois de plus.
— Tu vas finir par lasser ma patience, prévint-il, avant de jeter un dernier regard à Kaderin. Cette nuit, Katia.
Il disparut.
— Bordel de merde ! s’exclama Regina, avant de prendre pleinement conscience de la situation.
Sidérée, elle se tourna vers Kaderin.
— Katia ?
Une de ses épées pivota.
— Ferme-la, d’accord ? Je ne veux rien entendre.
— Un vampire t’a donné un surnom ! Un surnom sexy.
Kaderin agita une main négligente.
— Il me prend pour… pour sa fiancée.
La Radieuse rengaina ses épées.
— Ah, ouais ? Vraiment ?
Elle s’exprimait beaucoup trop fort dans le petit espace clos de l’autoneige.
— C’est contagieux, on dirait.
— Contagieux ? Comment ça ? Tu veux parler d’Hélène ?
La transgression d’Hélène s’était produite soixante-dix ans plus tôt. La maisonnée n’arrêterait-elle jamais d’y penser ? Et si la réponse était négative, que feraient les Valkyries si elles découvraient ce qu’il en était de Kaderin et de Sébastian ?
— Hélène. Oui, oui. Bien sûr, marmonna Regina, brusquement revêche. Et qu’est-ce qu’il mijote, ce sale monstre ?
Elle conduisait en vrai routier, une main au bas du volant, l’autre sur le levier de vitesse.
— Monsieur veut m’aider à gagner.
Un petit grognement de frustration lui échappa.
— Comme si tu allais faire confiance à une sangsue pour quelque chose d’aussi important ! (Elle fonça droit dans une congère, sans même chercher à l’éviter.) Alors que c’est tout juste si tu me fais confiance à moi ! (Bulle de chewing-gum, soufflée avec frénésie.) Il m’a eu l’air très possessif, Machin. Tu ne l’as pas… tu ne l’as pas, genre, asticoté, tu vois ?
— Non, je n’ai pas couché avec lui ! protesta Kaderin en toute franchise, dans l’espoir d’avoir l’air assez indignée.
Dieu merci, je ne suis pas allée aussi loin. Jamais je n’irai aussi loin. Je peux toujours nier…
— Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « cette nuit » ? Il ne te trouvera jamais.
Euh… eh bien, à vrai dire, peut-être que si.
— Je n’en sais rien.
Mais non, ce n’était pas possible. Il était impossible de glisser jusqu’à une personne. Les vampires n’avaient tout simplement pas ce don-là, point final. Pourtant, Sébastian l’avait déjà tellement étonnée… Il était unique, elle n’en doutait pas. S’il lui avait dit la vérité sur ses capacités de téléportation, serait-il au rendez-vous cette nuit même ?
— Qu’est-ce que tu feras, à l’avenir, si tu retombes nez à nez avec lui ?
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je ne peux pas le tuer, c’est un concurrent.
— Tu n’as qu’à l’emprisonner, alors. S’il n’est pas trop âgé, il ne pourra sans doute pas venir à bout des menottes renforcées. Ou alors jette-lui un rocher dessus. Sur la jambe. Là, il sera coincé.
— À moins qu’il ne s’ampute, comme le Lycae d’Emma l’a fait pour la rejoindre.
Regina frissonna.
— Beurk… arrête, je vais gerber.
Jusqu’ici, Kaderin n’avait pas beaucoup pensé à Lachlain. Mais, maintenant qu’elle y réfléchissait, elle trouvait vaguement… romantique – si l’on pouvait dire – l’idée qu’il se soit mutilé lui-même avant de partir en rampant à travers des catacombes infestées de vampires, le tout dans le seul but de rejoindre sa promise, qui se trouvait à la surface de la terre. Sébastian en ferait-il autant pour elle ?
— Par Wotan !
Oui, sans doute.
— Quoi, qu’est-ce qui se passe ?
Comme sa passagère secouait la tête, Regina ajouta :
— Je vais rester avec toi cette nuit. Et peut-être aussi demain, pour la mission suivante.
Regina venait de dire à Sébastian qu’elle n’était pas une concurrente – pas encore. Il fallait régler le problème avant qu’elle ne remette la musique, Kaderin le savait.
All… my… friends… know the low rider…
OK, mec, tous tes amis savent que tu as une grosse… voiture… Elle se pinça le front. La clarine. Combien de temps encore réussirait-elle à supporter ça ?
Si dur que ce soit, elle devait bien admettre qu’elle préférait encore être accostée par l’arrogant vampire – un de ses plus immortels ennemis – plutôt que de passer vingt-quatre heures de plus en compagnie de Regina.
La clarine, ça suffit.
— Je crois que je me débrouillerai seule.
Après l’échec indescriptible de sa première sortie, Sébastian glissa jusqu’à ses coffres pour récupérer davantage d’argent, persuadé qu’il lui en faudrait plus que prévu.
Faire sa cour risquait manifestement de prendre… un certain temps.
Il se dépouillait de ses multiples couches de vêtements avant de se mettre à creuser, grâce à la pelle laissée sur place, quand ses doigts se posèrent sur l’amulette à travers le tissu de sa poche. Avec un haussement d’épaules, il la sortit et la serra contre son cœur. La disparition du talisman le stupéfia. Ça marchait donc aussi pour lui ? L’odeur des braseros du temple domina un instant celle de la Baltique. Il… il faudrait qu’il y réfléchisse plus tard.
Pendant que la terre volait sous ses coups de pelle, il se demanda s’il parviendrait jamais à oublier la vision de Kaderin déchirant de ses éperons la gorge du vieux kobold.
À l’époque où il était humain, il massacrait l’ennemi et le traitait avec cruauté, mais il regrettait amèrement d’avoir été témoin d’une scène pareille. Sa fiancée était passée si vite à l’attaque… À croire qu’elle avait agi d’instinct, par nature.
Il avait déjà vu des femmes recourir à la violence en temps de guerre, pour protéger ceux qu’elles aimaient, mais il n’avait jamais senti en elles une férocité pareille.
Certes, il ne pouvait comparer Kaderin aux femmes de son époque. À vrai dire, il ne pouvait la comparer à aucune humaine. Ses sœurs à lui se seraient évanouies si elles avaient dû écraser un insecte ou à la seule idée d’escalader une montagne. La cruauté de Kaderin n’en paraissait pas plus supportable.
Il craignait qu’elle n’en jouisse.
Le trou gagnait en profondeur sans qu’il trouve rien. Les sourcils froncés, il plongea sa pelle plus loin. Toujours rien.
Ses poings se serrèrent, réduisant le bois du manche en échardes et poussière. Ses coffres avaient disparu.
Satisfaite de son succès, Kaderin s’était blottie dans un fauteuil en cuir, à bord du jet privé des Valkyries. Le siège voisin restait vide, car Regina s’était couchée par terre, les jambes posées sur l’accoudoir. Elles venaient de décider que la « chef » descendrait dans un aéroport d’affaires de Rio, d’où son assistante regagnerait La Nouvelle-Orléans.
Oui, Kaderin était satisfaite. Peu importaient les événements de la journée, puisqu’elle était en tête. Enfin, dans le peloton de tête, avec Cindey et ce casse-pieds de vampire. Sa première Quête… sa première tâche… et il avait gagné le maximum de points. Il y avait vraiment de quoi s’énerver. Enfin… au moins, Bowen ne s’était pas montré en Antarctique, et la mission la plus intéressante après celle-là ne rapportait que neuf points.
— Sérieux, tu sais, je peux rester si tu as besoin de moi, proposa Regina pour la cinquième fois. On formerait la meilleure équipe de botteuses de cul du monde entier.
— J’ai essayé le travail d’équipe lors de ma première Quête. Malheureusement, le partenariat avec Myst s’est achevé par un différend… un différend qui l’a poussée à me balancer un direct à la bouche, et moi à la faire tourner en l’air en la tenant par les cheveux. Alors, désolée, mais maintenant, je travaille seule. Toujours. D’autant que l’amulette représente un bon début. Douze points sur quatre-vingt-sept.
— Et si le vampire te retrouve ?
S’il avait bel et bien dit la vérité, sur la corniche, ça arriverait sans doute plus tôt que ne le pensait la Radieuse…
— Je suis capable de résoudre le problème.
— Quand est-ce que tu l’as animé ? Quand tu étais en Russie ?
Comme son interlocutrice acquiesçait, Regina ajouta :
— Il a glissé avant que tu puisses le tuer ?
Kaderin se sentit rougir. Non, j’étais juste trop occupée à me frotter à lui.
— Je n’avais pas mon fouet, dit-elle – ce qui était vrai, même si ça ne répondait pas vraiment à la question.
Il lui semblait qu’elle aurait aussi bien pu être marquée au fer rouge. Ou porter un tee-shirt : « Embrasse vampire, et plus si affinités. »
— Mais dis donc, continua-t-elle, à quoi rime cette subite envie de m’aider ? Tu étais bien pressée de quitter La Nouvelle-Orléans… et tu n’as pas l’air très disposée à y retourner.
La Radieuse se mit à tripoter nerveusement son iPod.
— Nïx m’a prévenue que… oh, bon, qu’Aidan le Fou n’allait pas tarder à revenir.
— Ton berserk ?
Bien longtemps auparavant, Regina avait un jour embrassé Aidan. Grossière erreur, car les baisers de la jeune Valkyrie, plus enivrants que la drogue la plus puissante, entraînaient une addiction tout aussi terrible. Le berserk, tombé sur le champ de bataille, avait ensuite défié la mort pour se lancer à la recherche de la belle dans une autre vie.
Il avait déjà connu au moins quatre renaissances, car Regina lui manquait tellement qu’il était condamné à rester pour l’éternité une version 2.0, une réincarnation.
— Ce n’est pas mon berserk, protesta-t-elle.
— C’est quoi, alors ?
Regina haussa les épaules tandis que Kaderin poursuivait :
— Il te retrouve toujours, il se rappelle toujours qui il était et, d’une manière ou d’une autre, il se fait toujours tuer en essayant de te conquérir. Comment tu appelles ça, toi ?
— Un camarade de jeu ? (Elle fit la grimace.) J’ai vraiment dit une chose pareille ?
Kaderin leva les yeux au ciel.
— Dans ce cas, tu devrais plutôt être à La Nouvelle-Orléans, en train de te battre.
Regina détourna les yeux avant de répondre tout bas :
— Oui, mais tu vois, je me disais que s’il ne me trouvait pas cette fois-ci, il dépasserait peut-être les trente-cinq ans.
— Et moi, qu’est-ce que je suis censée faire dans cette histoire ? demanda Kaderin, embarrassée par le brusque sérieux de son interlocutrice.
— Tu subis, voilà.
— Dis donc, et si Ivan le Russe était ton berserk et que tu ne t’en étais pas rendu compte ?
Regina examinait maintenant le plafond.
— Je sais toujours que c’est lui.
— Pourquoi ne pas l’accepter, alors ? Te jeter dans ses bras…
Freyja avait appris aux premières Valkyries qu’elles n’auraient aucun mal à reconnaître leur grand amour car, quand il ouvrirait les bras, elles seraient toujours prêtes à s’y jeter.
— J’ai mes raisons.
Malgré sa position couchée, Regina réussit à lever le menton, provocatrice.
— Des tas de raisons, très compliquées.
— Donne-m’en une.
Elle soutint le regard de Kaderin.
— OK, en voilà une – les Lumières de la Raison, version Regina. Dans une situation pareille, on est bien obligé de se demander si ça vaut le coup d’essayer et de s’en manger une.
Comme Kaderin fronçait les sourcils, elle ajouta :
— Si le jeu en vaut la chandelle, d’accord ?
— Ah. Et tu crois que non ?
— Je n’ai pas tellement envie de craquer pour un mortel et de maudire chaque jour qui passe juste parce qu’il va mourir en un clin d’œil. Par rapport à ma notion du temps, je veux dire. Et puis après, de me languir en attendant son retour. Entre autres problèmes. Regina secoua la tête, l’air décidé.
— Non, ça n’en vaut pas la chandelle.
— Je comprends. Tu préfères renoncer à de petits plaisirs pour éviter de grandes souffrances.
Kaderin comprenait réellement… mais alors, pourquoi avait-elle pris du plaisir avec Sébastian, sachant qu’elle en serait ravagée par la suite ?
— Exactement ! C’est de l’instinct de survie, ni plus ni moins. Personne n’a l’air de s’en rendre compte, à Val-Hall. Elles me disent toutes de profiter de l’instant présent. Nïx m’a même conseillé de chercher mon berserk et de me le faire. (Regina poussa un soupir las.) Tiens, au fait… Tu vas te trouver un mec, maintenant que la malédiction disparaît ? Il paraît que tu n’as pas fricoté du tout depuis un millier d’années.
Kaderin ne voyait pas pourquoi elle aurait prétendu le contraire. Avant même la bénédiction, d’ailleurs, elle accordait si rarement sa confiance qu’elle avait eu peu d’amants.
— Je ne suis pas assez généreuse pour fricoter quand ça ne m’apporte rien. Je n’éprouve pas ce genre de désir.
Menteuse, menteuse, menteuse…
— Tu ne l’éprouvais pas, rectifia Regina avec un clin d’œil exagéré. Bon, tu les aimes comment, les mecs ? Enfin, comment tu les aimais ? Tu t’en souviens, au moins ?
Comment les aimait-elle, en effet ? Kaderin rougit en repoussant la pensée qui lui venait immédiatement à l’esprit.
— J’ai toujours été attirée par les gardeurs de cochons…
Sa compagne éclata de rire, avant de s’exclamer, quand elle-même pouffa discrètement :
— C’est trop bizarre ! Je n’étais pas née que tu étais déjà un vrai glaçon. Je ne t’ai jamais connue autrement…
La Radieuse considéra Kaderin d’un air approbateur.
— Mais en fin de compte, je te trouve plutôt sympa, quand tu n’es pas lobotomisée par une puissance supérieure.